Les fleurs des champs poussent aussi à l’ombre

ATTENTION ! La mort est évoquée dans ce texte.

Le soleil tape fort en ces derniers jours d’août. La terre est chaude sous les pieds des enfants dont les cris se répercutent sur les murs de la vieille bâtisse. Le vieux monsieur est assis sur son fauteuil et regarde vers le soleil, imperturbable. Le potager pousse silencieusement, entretenu par les mains expertes d’Alicia, 21 ans et de sa jeune soeur, Emeline. Toutes les deux tiennent le silence en trésor.

Sur la balançoire, Antoine, 8 ans, tente de monter le plus haut possible, dans l’espoir de ressentir à nouveau ce petit haut-le-coeur agréable qui lui prend l’estomac. Derrière lui Sophie le pousse du haut de ses 17 ans.

Devant la maison, Armande écosse des petits pois pour le repas du soir. Les jumeaux sous la table se disputent des cailloux. Le vent souffle dans les cheveux du petit groupe qui a trouvé refuge dans la vieille pierre de la ferme familiale.

La maison aussi grande soit-elle n’est pourtant occupée que de moitié. On y trouve un salon vétuste mais confortable, une petite cuisine équipée d’une gazinière et d’une vieille cheminée, et deux chambres aussi simples que sombres : l’une accueille le vieil homme et les souvenirs de sa vie passée, l’autre la jeune Alicia et sa soeur Emeline.

L’autre aile de la maison est complètement fermée. Les volets sont clos depuis aussi longtemps qu’ils sont arrivés, et les portes fermées à clé. Les deux ailes forment une sorte de livre ouvert au milieu duquel s’épanouissent les huit âmes qui constituent cette famille peu commune.

Une grange se tient fièrement à gauche de la maison. Elle abrite toute l’année les outils pour les champs et depuis cet été seulement ont été installés en bas, sur une petite estrade, les lits d’Antoine, de Sophie et des jumeaux, et à l’étage celui d’Armande.

Au bout du jardin, les champs s’étendent sur un hectare. Autour : la forêt, verdoyante, grouillante de vie, véritable capharnaüm de jour comme de nuit.

L’été s’éternise et les enfants grandissent petit à petit. La jeune Emeline refuse de faire sa toilette au lavoir avec les autres enfants. Antoine guette avec beaucoup plus d’intérêt les boucles rousses de Sophie et sa poitrine toute récemment formée.

Lorsque les réserves de nourriture sont faibles, les enfants cueillent des légumes dans le potager. Une fois par semaine, Armande les emmène au bord de la rivière, à 1h de marche à pied. Les enfants s’y baignent et elle vient y pêcher.

La forêt qui entoure ce havre de paix conserve toutefois ses secrets. Une vieille carcasse d’automobile y gît, inanimée, pas encore réclamée par la Nature, mais poussiéreuse et aux vitres embuées. A l’intérieur gisent des objets personnels sans grande valeur qui, une fois découverts, hanteront l’esprit imaginatif du petit Antoine.

« – Pourquoi ils sont partis en laissant des jouets ? »

Le soir, une fois que les enfants sont couchés, les adultes se retrouvent dans le jardin et face aux étoiles, discutent. Les trois femmes l’ont promis au vieux monsieur : les enfants n’en sauraient jamais rien.

Le vieux monsieur, sous ses airs aigris, a un coeur qui a beaucoup saigné.

Lorsque vient le temps de prendre ses précautions, la jeune Sophie emmène les jumeaux et Antoine avec elle en promenade. Il faut aller chercher de l’essence à la station, parce que lorsque les vacances seront terminées il faudra bien rentrer à la maison.

« La station est fermée mais ce n’est pas grave, Antoine prend la jarre en plastique et remplis-la au camion-citerne directement, ça nous fera bien 5 litres, ce sera suffisant. Je laisse les sous sur le comptoir, ils les prendront lorsqu’ils auront fini leur sieste. Allez les enfants, on retourne à la maison ! »

Sur le chemin du retour, 5 minutes après avoir quitté la station essence, elle prétextera avoir oublié de noter le nombre de litres pris, et rebroussera chemin en courant pour récupérer sur le comptoir poussiéreux l’argent qu’elle y avait mis. Discrètement replacé dans sa poche, elle rattrapera les enfants et ils rentreront, joyeux et le pied léger, prendre le bain au lavoir, dîner puis se coucher.

Les étoiles sont de plus en plus brillantes. Plus aucune lumière électrique ne vient polluer ce paysage céleste.

Les jours se succèdent et se ressemblent.

Une journée, Antoine s’aventure, rêveur, dans les confins de la forêt. Il va y découvrir de petites croix plantées dans le sol, une terre plus fraîche qu’ailleurs et des fleurs des champs qui poussent à l’ombre.

Cette vision l’interpelle, il restera là, debout, contemplatif, presque une demi-heure, le temps pour les jeunes femmes de la maison de s’inquiéter et de venir le retrouver.

Il notera à peine la larme à l’oeil du grand-père lorsqu’il lui demandera comment font les fleurs des champs pour pousser aussi loin du soleil. Il ne remarquera pas le regard inquiet que Sophie adresse à Armande. Il ira se coucher sans trouver le sommeil.

Dans la nuit, des sons l’interpellent. Il se lève, parcourt sur la pointe des pieds le chemin qui sépare la grange de la maison et s’approche des bruits qui émanent de l’aile habituellement fermée à clé.

Une porte est légèrement entre-ouverte et la flamme d’une bougie l’éclaire à peine, juste suffisamment pour dessiner les contours d’une vieille télévision, d’un ordinateur, d’une lampe à pied, d’un four électrique et d’un micro-ondes. Partout, des murs au plafond de la petite pièce, s’accumulent des photos de famille, des portraits d’inconnus. Et au milieu de la pièce, le vieil homme penché sur une très vieille radio et les trois femmes autour de lui, l’oreille attentives, inquiètes.

« La dernière explosion date d’il y a trois jours. Le nuage atomique avance à une vitesse estimée de 4 kilomètres par heure. Nous n’avons pas encore de nouvelles des populations qu’il a survolées. »

La jeune fille de 17 ans veut s’en aller. Il vaut mieux fuir, le nuage se rapproche et le silence des populations survolées ainsi que l’arrêt de distribution d’éléctricité sont des indices implacables du mauvais augure que présage ce nuage.

Armande refuse. Fuir pour aller où ? Céder à la panique et laisser les enfants entre-voir l’horreur absolue dans laquelle les parents les ont abandonnés ? Il en est hors de question. S’il y a bien des individus qui n’ont pas mérité cette réalité, ce sont ces enfants, à qui l’on doit de faire vivre un éternel été.

Le jour se lève. Les récoltes s’amenuisent. Armande apprend à Antoine à pêcher.

Le vieil homme ne parle plus. Les jumeaux se disputent toujours autant. Sophie surveille d’un oeil distrait la jeune fille de 11 ans qui lui confectionne une couronne de fleurs qui se font de plus en plus rares.

Au lavoir, l’eau est devenue froide, les bains se sont espacés. Armande a les cheveux qui lui ont poussé jusqu’aux épaules. Antoine aurait fêté ses neuf ans.

C’est une journée de fin août – ou est-ce fin septembre ?

Au fond, à plusieurs kilomètres de là, l’alarme sonne, imperturbable, pour prévenir la population du danger imminent. La petite troupe est réunie dans le jardin et regarde le ciel se couvrir d’un épais nuage noir, obscurcissant les rayons du soleil qui ne se poseront plus sur cette Terre dévastée.

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Cette histoire décousue a pour but d’être racontée sous forme cinématographique. Il s’agit de donner à ressentir l’impression d’un été sans fin, par le regard d’un enfant de huit ans entouré d’adultes surprenantes et mystérieuses, et doté d’une imagination folle. La nature environnante est son terrain de jeu. Le contexte apocalyptique dans lequel il se trouve n’est évoqué que subrepticement, pas des échanges brefs des adultes, par des coups d’oeil furtifs de l’enfant qui n’a pas réellement conscience de ce dont il est témoin.

Les causes réelles de l’apocalypse ne seront probablement pas directement expliquées. Mais on s’en doute : guerre totale, nucléaire. Catastrophes naturelles. Et puis ce nuage épais et imposant, noir presque, qui apporte avec lui la désolation et la mort. Il serait sans doute intéressant de voir périr la végétation à son approche.

On comprend également que la voiture abandonnée est celle des parents des jumeaux qui y ont été trouvés par les jeunes filles.

Les tombes sont quant à elles celles des enfants du vieil homme dont la maison sert de refuge à cette petite troupe qui a évité les pillards nomades et autres aléas de la fin du monde.

Crédit photo : © Adelythe Wilson
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